Avant de commencer, je tiens à préciser que cet article m’a été inspiré par le travail de Devon Price dans son ouvrage Laziness does not exist ainsi que par les vidéos de The Cottage Fairy, particulièrement celle-ci. Si les réflexions ci-dessous sont les miennes, les ressources ci-dessus m’ont permis de pouvoir enfin aborder avec des clés de compréhension un problème qui me pesait depuis longtemps.

Une vie au bord du burn out

Je ne me souviens plus quand j’ai été confrontée à ce terme pour la première fois, mais le fait est que je m’y suis tout de suite reconnue. Aujourd’hui encore, le constat n’est pas bien difficile à établir : il y a des années que la fatigue ne me quitte jamais vraiment. Alterner entre périodes de travail intense et moments de repos ne fonctionne plus pour moi. La fatigue a cela de pernicieux : comment suis-je censée prendre du recul sur ma situation, analyser les comportements et les réflexes qui m’ont menée à vivre perpétuellement au bord du gouffre, si je n’ai même plus l’énergie pour y réfléchir ? Et puis, dans un coin de ma tête, il y a toujours cette pointe de culpabilité, cette voix qui me répète que je ne travaille pas tant que ça, qu’il y en a qui en font beaucoup plus que moi et qui se portent très bien.

Hustle culture, ou l’art de « si tu peux, tu dois »

Peut-être l’ignorez-vous : je n’ai pas commencé à publier avec de très grandes ambitions. Comme beaucoup d’auteurices, j’espérais évidemment toucher un petit lectorat et avoir des retours positifs sur ce que j’écrivais. À l’époque de Chocolat blanc et matcha latté, mes objectifs étaient somme toute modestes : publier le texte intégral sur Instagram, sous un format original et qui me plaisait (Olympe, ma merveilleuse machine à écrire et, du haut de ses 70 ans, voyageuse dans le temps). Et… c’était tout ! Je n’avais absolument pas prévu de commercialiser ce texte, et encore moins de me lancer dans l’autoédition pour en réaliser une version brochée.

Mais alors, comment est-ce arrivé ? Figurez-vous qu’on me l’a demandé. Oui, c’est plus ou moins la seule raison. La première fois, j’ai décliné. Il y a eu une deuxième fois, puis une troisième. J’étais flattée. J’ai commencé à me pencher sérieusement sur la question. Si d’autres auteurices en étaient capables, pourquoi pas moi ? Et puis, n’avais-je pas envie de tenir ce livre dans lequel j’avais déversé tant de passion et d’années de travail, physiquement, dans mes mains ?

Comprenez-moi bien : je ne regrette pas une seconde ce choix dans le cas de Chocolat blanc et matcha latté, ni des deux autres livres qui ont suivi. Pour autant, avec le recul, j’en viens à questionner cette manie que l’on a, en tant que société, à vouloir forcément transformer une œuvre artistique en un bien commercial. De la même manière que l’on m’a demandé une version brochée de mes écrits, il m’est beaucoup arrivé de recevoir des demandes de commission pour mes dessins, et ce, bien avant que je ne me sente à la hauteur de la tâche. Il pouvait s’agir de requêtes ciblées de la part de personnes qui avaient un projet bien précis en tête, ou tout simplement d’une remarque lancée sans grande réflexion, avec toute la bienveillance du monde, par ailleurs : « Pourquoi tu n’ouvres pas tes commissions ? Tu devrais ! »

C’est avec l’accumulation de ce genre de commentaires, reçus sur internet mais également de la part de mes proches, que vient se renforcer une illusion très présente dans notre société : celle que tout est possible, pour quiconque, à condition de s’en donner les moyens et de travailler dur. Je ne vais pas vous faire une dissertation sur pourquoi cette proposition est fausse, et je vais me contenter de balancer ici quelques mots clés pour orienter vos recherches personnels : déterminisme social, discriminations sur critères raciaux, religieux, de genre, d’orientation sexuelle, handicap… Je pense que vous saisissez l’idée.

L’idéal se heurte à la réalité

Je me suis laissée tenter. Je voulais croire qu’à travers mon art, je pouvais trouver un nouvel outil de subsistance pour échapper à un emploi qui ne me satisfait pas pleinement. Cependant, malgré toutes les raisons, personnelles et objectivement valides, que j’aurais de vouloir quitter le salariat dans l’enseignement de l’anglais au Japon, cela m’est impossible. Ce n’est pas une question de travail ni de revenus, mais de droit à résider sur le territoire. Je ne peux pas prétendre à un permis de résidence sans contrat de travail à temps plein. Ne souhaitant pas quitter le Japon, je me heurte à une réalité qui ne dépend pas de moi : aucun effort au monde ne pourra me permettre de dépasser cette condition légale. Je peux changer d’entreprise, mais pas de statut. De surcroît, j’aime travailler auprès des élèves. J’irai même jusqu’à dire que je m’épanouis dans mon travail quand j’envoie bouler les impératifs sans queue ni tête et que je me consacre à ce que je considère le plus important : que mes élèves, tou.te.s mes élèves, se sentent à l’aise et voire heureu.x.ses de passer une heure dans cette salle de classe que nous partageons.

Mais si je suis bien consciente de ces obstacles à mes ambitions d’artiste freelance, pourquoi tant donner à une voie sur laquelle je ne pourrai pas continuer avant au moins cinq ans, date à laquelle je pourrai, si j’ai de la chance, prétendre à un permis de résidence permanente ? C’est là que ma lecture des travaux de Devon Price m’a beaucoup éclairée et m’a permis de poser des mots sur ce que je ressentais.

Dans une société capitaliste où le temps ainsi que la force de travail sont des valeurs marchandes, la productivité est l’outil de mesure privilégié. Les moments de repos, où l’on ne fait rien de « très utiles », sont considérés comme une perte de temps et, parfois, comme un échec moral, un manque de discipline. Exemple concret : j’ai une heure de libre devant moi. Je pourrais consacrer cette heure à l’écriture, ou bien je pourrais jouer à Pokémon parce que je suis éreintée. Laquelle de ces deux solutions vous semble la plus logique étant donné mon état ? Mais aussi : laquelle vous semble la plus à même de provoquer un sentiment de culpabilité ?

Nous évoluons dans un climat où l’illusion de méritocratie règne en maître. Devon Price pose le postulat que l’on nous instille très jeune des valeurs d’effort et de devoir, au détriment de notre bien-être physique et mental. C’est un constat que je ne peux que rejoindre. J’ajouterai un nouvel exemple qui vous parlera peut-être, si vous doutez de la véracité de l’aspect « devoir » de la chose. Lorsque j’étais en troisième, mes amis et moi avions l’immense plaisir (non) de devoir décider de notre orientation pour la suite de notre scolarité. L’un d’entre eux souhaitait devenir boulanger. Le CAP existait encore à l’époque (j’ignore si c’est toujours le cas, je sais juste que ces filières sont en voie de disparition), et tout naturellement, il souhaitait s’y inscrire. La suite ? Tout le corps enseignant lui a déconseillé de poursuivre dans cette voie. Il avait « de trop bons résultats scolaires » pour cela, et il « ferait mieux d’aller en seconde générale ».

Ça n’a aucun sens ? Je ne pense pourtant pas être la seule personne avec ce genre d’anecdote. L’idée que, si on a les « capacités », on doit les mettre au service des autres, qu’il s’agisse ou non de notre volonté propre, est très forte dans notre société.

Tout arrêter pour me retrouver

Fin 2023, je sens, malgré toute ma volonté, que je ne peux plus tenir ce rythme. Je de mon mieux pour que Lame en si bémol, qui doit sortir en janvier 2024, ne soit pas impacté, et je tire sur la corde. C’est seulement passée cette date que je m’autorise enfin à lâcher du lest et à prendre une pause. Une vraie. Celle qui me permettra, enfin, d’y voir plus clair sur ce que mon fonctionnement a de toxique et comment sortir des schémas néfastes dans lesquels je finis toujours par retomber.

Pour l’heure, il s’agit d’interrompre un premier jet à peine entamé, de me remettre à dessiner pour le plaisir, en me dirigeant de plus en plus vers des projets qui ne sont guère instagrammables, parce que brouillons, trop différents de ce que je fais d’habitude, ou bien alors des fanarts que je ressentais pas l’envie de partager. Très vite, la culpabilité pointe le bout de son nez : ne suis-je pas en train de perdre du temps à dessiner des Pokémon alors que je pourrais être en train d’écrire, d’avancer sur un « vrai » projet ?

Une seconde. Cette pause, je l’ai prise volontairement, parce que je sais que ça ne va plus et qu’il faut que les choses changent en profondeur. J’essaie de remonter aux racines d’une souffrance qui me mine depuis des années. Pourquoi, alors, considérer cette période comme « une perte de temps »?

Ma grille de lecture n’est pas la bonne. Je l’ai mentionné plus haut, nous avons tendance à nous mesurer à la lumière de notre productivité. C’est un outil que l’on doit au modèle capitaliste à travers un conditionnement impressionnant. Combien sommes-nous à interroger le PIB comme indicateur de la richesse d’un pays ? À l’inverse, combien sommes-nous à être (agréablement) étonné.e.s de découvrir que des chercheu.rs.ses ont mis au point un indice du bonheur pour évaluer la satisfaction des habitants d’un pays ? Le second me semble beaucoup plus exotique, pourtant, il me touche à une échelle bien plus personnelle que la richesse globale de la France ou du Japon.

Un constat alarmant

Le bonheur tiens. Parlons-en. Ces dernières années, j’ai réalisé une poignée de rêves de gosse, et pourtant, je ne me sens pas heureuse. Juste… épuisée. Encore et encore et encore. Pourtant, mes livres ont de bons retours; j’ai la chance de vivre dans le pays, mieux, la région que je souhaitais; j’exerce un métier que j’aime et qui me passionne. Mes relations avec mes proches sont plus que satisfaisantes. Pour moi, c’est évident, la source de cette fatigue se trouve forcément dans la manière dont mon quotidien s’organise, et, je le soupçonne, dans les exigences que je m’impose. Alors, j’ai fait une liste.

Je ne partagerai pas ici les menus détails de ce qui est inscrit sur cette liste, qui est longue comme le bras. Suffit de dire qu’elle se décline en trois thèmes : travail, art, vie personnelle. Et certes, au travail, l’essentiel des exigences irréalistes n’émanent pas de moi, mais de ma hiérarchie. Soit. Mais pour le reste, je suis mon propre bourreau : ignorer mes besoins les plus élémentaires, comme manger ou dormir, parce que je dois [insérer une tâche quelconque] d’abord, me fixer des objectifs chiffrés même dans mes loisirs les plus oisifs (je pense aux jeux vidéo, et le pire, c’est que cette habitude est devenue un réflexe inconscient), planifier comment je pourrais monétiser mes illustrations…

Ce dernier exemple me ramène à ce que je considère être un des effets les plus pervers de la hustle culture : l’effet de groupe. Pourquoi est-ce que je veux ouvrir mes commissions, déjà ? Je n’ai pas besoin de cet argent. Enseigner me permet de répondre à tous mes besoins et d’avoir bien assez d’argent de poche pour mes aspirations non essentielles. Par contre, j’ai besoin de temps libre. Et, en dehors de toute requête d’une personne extérieure, je me dis que je vais faire de mon art une source de revenus, quitte à sacrifier mon temps. Illogique ? Pas tellement, dans une société où la perception de la valeur morale d’une personne dépend de sa volonté à travailler toujours plus. Mais nocif. Définitivement nocif.

Peut-on lutter contre cet effet de groupe ? Admettons : si je poste régulièrement mes avancées dans mes projets d’écriture sur les réseaux sociaux, il se trouvera fatalement des spectateurs pour se comparer, en bien ou en mal. Maintenant, si je me contente chaque jour d’une story lapidaire : « Je n’ai rien écrit aujourd’hui :) », quand bien même ce second exemple sera certainement moins culpabilisant pour qui se compare, je n’en brise pas la logique de comparaison pour autant. Cette dernière n’est pas délétère pour tout le monde, et je vous renvoie à l’ouvrage de Devon Price pour les cas de figure où elle se révèle motivante. Spoiler alert : je ne suis pas concernée, et être sur les réseaux sociaux me pompe inévitablement mon énergie.

Redéfinir mes priorités

Première décision radicale : je ne vais plus sur les réseaux sociaux que le week-end. J’y poste beaucoup moins, en leur redonnant l’objectif qui était le leur à mes tout débuts, à savoir partager mes écrits, mes dessins… faire ma promotion, en somme. Ce sera sans doute moins populaire. J’assume ce choix qui, en quelques semaines à peine, a montré des effets positifs immédiats sur ma santé mentale.

Le deuxième point, peut-être le plus difficile, a été de me résoudre à cesser de considérer l’art comme une activité professionnelle. Sans aller jusqu’à dépublier mes livres, j’évite les activités rémunératrices et leur lot de contraintes. Exit les goodies et les commissions, j’abandonne les idées que j’avais en tête sur ces points. Si je reste ouverte à l’idée de dessiner ponctuellement pour des personnes que je connais et que j’apprécie, je privilégie mon temps et je n’ouvre pas cette possibilité à des inconnu.e.s.

Ça, c’est pour le tri par le vide.

Me donner des droits essentiels

Ensuite, je voudrais me laisser un droit important : celui d’abandonner en cours de route. Je suis une touche-à-tout, on ne va pas se mentir. Rien qu’hier, je sculptais du bois pour en faire une poupée kokeshi pokémon (je la montrerai un jour, mais pour être franche, il n’y a pas grand-chose à voir xD). Essayer de nouvelles choses, expérimenter, me procure beaucoup de bien-être, mais je ne m’autorise pas toujours à le faire. Le truc, c’est que je me pose toujours cette question : « Et si j’arrête aussitôt après avoir commencé ? » Alors, OK, avant de me mettre au dessin numérique, c’était bien de me poser cette question. L’iPad m’a coûté cher, je n’allais pas faire ça sur un coup de tête. Mais quand il s’agit de trois morceaux de carton et d’un peu de colle pour réaliser un joli cahier… c’est juste une pression supplémentaire qui ne fait que me desservir. Si c’est raté, si j’arrête en cours de route, j’aurai un peu moins de carton et de colle à la maison. Fin de l’histoire.

Il me faut aussi rajouter quelque chose qui manque : du repos et des vacances. J’entends par là, non pas dormir, mais plus de temps pour jouer, me promener, cuisiner. Des activités qui soient vraiment réparatrices pour ma santé physique comme mentale. Je veux aussi inclure plus de temps creux dans ma journée, de courtes pauses pendant lesquelles, plutôt que de scroller, je fixe bêtement un mur en écoutant le silence (comprendre, le plus souvent, les ronflements de mes chats).

Un autre point important : la procrastination. Jusqu’à peu, je considérais ma tendance à tout remettre à plus tard comme un vice plutôt que comme le réflexe de survie dont il s’agit. Je me traitais avec une condescendance indéniable : « si ce n’est pas fait maintenant, ce ne le sera jamais. » Factuellement, c’est faux. Même dans mes pires moments, je finis toujours par faire ce qui doit l’être. Je ne vois pas en quoi avoir un regard si négatif sur moi-même m’est d’une quelconque utilité. Si je dois choisir entre passer l’aspirateur et dormir, je vais dormir. Point. Il y a des priorités.

Accepter de rechuter

Je l’ai mentionné à plusieurs reprises dans cet article : mon état d’esprit et les problèmes avec lesquels je me débats sont largement influencés par la culture au sein de laquelle j’évolue. Il serait prétentieux et bien illusoire de penser que je peux me défaire d’un conditionnement si profondément ancré en un claquement de doigts.

Non. Il me faudra probablement des années, et je ne doute pas de rechuter en chemin. En cela, je vois cette prise de conscience comme le début d’un processus de guérison : je sais quelle direction prendre, mais je suis aussi consciente que le chemin sera long et sans doute bien plus difficile que je ne le souhaiterais. C’est d’autant plus vrai que je ne peux m’extraire complètement de cette culture qui m’a façonnée : elle est toujours là, dans les vitrines de YouTube, dans les directives que l’on me donne au travail, dans la méritocratie ambiante à laquelle je serais bien en mal d’échapper.

Je ne veux plus accepter bêtement des objectifs qui ne sont pas les miens juste par conformisme. Je ne veux plus me plier à un système de valeurs dans lequel je ne me reconnais pas. Pour autant, cela m’arrivera. Tôt ou tard, je recommencerai, pas par faiblesse, mais parce que je n’aurai pas vu la dissonance, la contradiction, immédiatement.

Je vais conclure cet article par un petit mot que je me laisse à moi-même, pour ce jour où, effectivement, je trébucherai.

Rien ne sert de culpabiliser. Il y a tellement que tu ne contrôles pas. Fais une pause, regarde autour de toi, écoute. Souviens-toi de la direction dans laquelle tu veux avancer, toi, et personne d’autre. Et quand tu te sentiras prête, repars, mais rappelle-toi que rien ne presse. On est bien, assis, parfois.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *